La Shariah en Indonésie

Publié le par Gaetrach

Anne Gouyon, de l'ONG Yayasan Bumi Kita

De retour d’Aceh en effet, de nombreuses choses à dire dans un autre e-mail à venir.

Spécifiquement sur le cas des 15 personnes qui ont été fouettées publiquement à Bireuen, la capitale du Kabupaten où travaille notre ONG, Yayasan Bumi Kita, et où je viens de passer 5 jours. Ce qui est intéressant c’est la réaction de la population, telle qu’elle ressort des interviews dans la presse et des discussions avec des habitants de la région sur place.

En gros pour simplifier et résumer il se dégage trois opinions, que l’on peut d’ailleurs retrouver ensemble chez la même personne car elles ne sont pas contradictoires:

- La plupart des gens semblent penser que puisque ces personnes ont parié dans un jeu d’argent, ce qui est contraire à la loi, et il est normal qu’ils soient punis conformément à la loi. A noter que en dehors des politiciens qui ont organisé cet évènement, personne n’utilise le mot Shariah, les gens disent simplement: la loi (hukum). La religion musulmane va totalement de soi à Aceh, personne ne semble marquer de différence entre un droit “laïque” et un droit “musulman”, ces catégories n’ont apparemment guère de sens à Aceh.

- De nombreuses personnes s’émeuvent du caractère public des coups de fouets, et de l’impact que cela aura sur leur famille, impact souvent ressenti comme injuste (ainsi en particulier les gens s’inquiètent des sarcasmes que les enfants des condamnés vont subir à l’école pendant toute leur vie, surtout vu le caractère éminemment symbolique qui a été donné à cette “première application de la Shariah”, comme le disent les politiciens qui sont derrière cet événement).

- Mais surtout, la réaction totalement unanime est la suivante “Comment se fait-il que ce soient toujours les petits, les voleurs de poules qui soient condamnées? Si l’on fouette ces gens qui ont joué quelques milliers de Roupies avec leur propre argent, pourquoi laisse-t-on courir les responsables de la corruption, qui jouent avec les milliards de Roupies qui appartiennent au peuple?”. Bref, un grand sentiment d’injustice à ce niveau là.

Notre responsable local, pense que les “fouettés” de la semaine prochaine seront un jour des héros nationaux, pour avoir suscité ce sentiment de révolte chez les gens... Mais en attendant le jour même de l’exécution de cette sentence, on apprenait dans la presse que la cour suprême vient de réduire de 15 à 10 ans la peine de prison de Tommy Soeharto, qui avait, entre autres chefs d’accusation, planifié l’assassinat du juge suprême de la nation...

Dans Kompas (un journal décidément passionnant et très bien fait quand on prend le temps de parcourir en détail ses quelque 40-50 pages!!!), un universitaire Acehnais, spécialiste en droit, livre une opinion très construite sur la façon dont les élites de tous temps manipulent les institutions, et le droit en particulier. Il fait même une hypothèse audacieuse: ce fouettage public n’est-il pas une merveilleuse mise en scène, une parfaite manipulation du narratif, parfaite pour exciter les gens, faire sortir leurs émotions de colère et de frustrations en les détournant contre quelques malheureux parieurs, de manière à faire oublier tous les scandales de la corruption qui éclatent chaque jour dans la presse et dans la vie quotidienne des gens???

Mais il semble que comme partout ailleurs, ceux qui détiennent le pouvoir ont une fois de plus commis la même erreur : sous-estimer la lucidité du peuple, qui manifestement dans ce cas particulier n’est pas dupe...

Affaire à suivre!



Publié dans ...Et de là bas

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