Une srimpi des années Trente

Publié le par Gaetrach

Article publié dans la Revue trimestrielle Septentrion, Arts, lettres et culture de Flandre et des Pays-Bas, XXXII/n°1/2003/1er Trimestre, numéro spécial Vaut le voyage.

 

 

Une srimpi des années Trente

 

 

Dans sa Russie natale, les grands maîtres des ballets russes, les Fokine et les Diaghileff, l’avaient conquise en traversant d’un bond prodigieux la scène du théâtre de Sébastopol. Immigrée à Berlin après plusieurs haltes au coeur de l’Europe, le film de L. Kreutzfeld, Die Insel Bali, avait révélé à l’adolescente le charme envoûtant des danses balinaises. Enfin, fixée à Bruxelles avec ses parents, elle avait assisté à Paris aux fabuleux spectacles asiatiques présentés lors de l’Exposition universelle de 1931. Mais, pour cette jeune fille de dix-neuf ans, Java demeurait encore un lys inaccessible parmi les Iles aux Epices, Solo un fleuron au pays des sultans et Yogyakarta une perle aux pieds des volcans... Pourtant, deux ans plus tard, le visage impassible et les yeux rivés au sol, elle tenait le public du Musée Royal d’Art et d’Histoire de Bruxelles sous le charme de sa grâce si discrète, et s’inclinait en hommage devant la reine Elisabeth au soir du 6 décembre 1933.

 

«Avec votre passion pour la danse, votre silhouette et vos traits, pourquoi rester à Bruxelles  ? Allez plutôt à Java apprendre les danses de cour ! » Une rencontre lors d’une exposition de l’américain H. J. Stowitts, ancien premier danseur d’Anna Pavlova, et le soutien décisif de la reine avaient scellé le destin d’Hélène Leibmann. Jeune monitrice de danses rythmiques, elle s’enflamme à l’idée lancée par le peintre et, surmontant tous les obstacles, s’embarque pour les Indes néerlandaises six mois plus tard, sitôt après qu’elle eut été émancipée avec l’accord de ses parents. Elle ne connait personne dans ce lointain pays et n’a pour toute fortune que l’enthousiasme et la beauté de ses vingt ans, mais fort de la recommandation de la reine des Belges, le prince Tedjokussumo - frère du sultan Hamengku Buwono VIII de Yogyakarta et beau-frère du Susuhanan de Solo, Mangkunegoro VII - se fera une joie de l’initier aux srimpis et danses de cour javanaises, tandis que son amie Carmen d’Aubreby de Saint-Mars, qui a beaucoup contribué au financement de leur voyage, s’adonnera à ses études sur le gamelan.

 

Personne n’excellait comme le prince dans la maîtrise de ces danses sacrées et dans l’art d’en transmettre l’enseignement. Cependant, jamais encore le prince n’avait donné de cours privés à une jeune étrangère et la tâche s’avérait difficile car elle devrait non seulement s’imprégner de la mystique des danses de cour, mais aussi soumettre son corps à une discipline d’airain en le pliant à des exercices peu communs. Or, à la surprise générale, huit mois plus tard, la jeune élève parvint au but que seules des princesses avaient atteint avant elle - au prix d’années d’effort - et passait avec succès l’examen de srimpis le 28 juin 1933. Aussitôt qu’elle eut fait merveille en dansant devant Mangkunegoro et Paku Alam VII, le Susuhanan et Tedjokusumo n’eurent de cesse de l’encourager à faire connaître ces srimpis au public européen ; ce qu’elle fit, inlassablement et bénévolement, dès son retour en Europe [1].

 

Pour la première fois s’ouvrait aux javanais étudiant aux Pays-Bas la chance d’avoir une partenaire versée dans l’art de ces danses aristocratiques qui, à Java même, n’étaient alors représentées que dans l’enceinte du palais des sultans. Dès lors, sur fond d’enregistrement de gamelan, à Bruxelles dans la salle de Musique de Chambre du Palais des Beaux-Arts, au Résidence Palace et au Théâtre du Commissariat Général de l’Exposition universelle, devant le Cercle Artistique et Littéraire de l’Emulation à Mons, au Musée Guimet et aux Archives Internationales de la Danse à Paris, à l’Université de Leyde, au Pavillon “Boetan” de Scheveningen, à l’Institut Colonial d’Amsterdam, au Théâtre Diligentia de La Haye ou lors d’une fête de charité au palais de la princesse Juliana, mais aussi à Anvers où elle dansa devant la reine Wilhelmine à l’occasion d’une exposition sur les Indes néerlandaises, Sri Woelan [2] médusa et conquit de nombreux auditoires par ces danses faites de pas menus très stylisés, de jeux de mains d’une étonnante expressivité, et de mouvements des bras et de la tête, toujours du calme le plus majestueux. «Il est surprenant qu’une européenne ait pu à ce point s’assimiler cet art exquis, s’exclamait G. Knops. (...) Le teint un peu plus ocre et on prendrait cette grande artiste, d’un art si parfait, pour une authentique Javanaise ».

 

La guerre vint, hélas, qui brisa tout, sans que jamais Hélène eut oublié la promesse faite à son professeur : « de ne jamais sacrifier à une vaine gloire la pureté initiale de la danse qu’il lui avait enseignée ». Russe dans son pays natal, Allemande d’adoption lors de ses années berlinoises, puis Belge de cœur et Javanaise à Yogyakarta, Hélène devint Française par son mariage et vécut l’exode sur les routes de France. Aux affres de cette période succédèrent les souffrances de l’Occupation et les tourmentes du temps où son mari combattit avec la Résistance. Mais, telle était la noblesse d’Hélène Fisson qu’elle se porta volontaire pour servir dans les ruines de Berlin comme officier de liaison et interprète auprès du haut commandement américain. Ayant consacré tous ses dons à promouvoir la culture javanaise pour que s’instaure une meilleure compréhension entre les Pays-Bas et l’Indonésie, elle mit alors toutes ses exceptionnelles qualités au service de la reconstruction de l’Allemagne et du rapprochement entre les peuples du Vieux Continent. Cette femme polyglotte qui aimait avoir près d’elle ses dictionnaires russe, néerlandais, indonésien, espagnol, allemand et anglais, cette grande Dame, si belle et si modeste, s’est éteinte en août dernier, à 90 ans, sans s’être jamais départie d’aucune des vertus qu’elle découvrit chez les Indonésiens rencontrés au long de sa route et parmi tous ceux qui, en l’accueillant, lui firent le don de leur culture.

 

 

Bertrand Malaud

 

Copyright Bertrand Malaud – Novembre 2002

 



[1], tout le mouvement de renouveau culturel, qui se manifestait depuis les années 20, visait à renforcer l’identité nationale en popularisant la culture javanaise et en la diffusant auprès des étrangers, soit à Java soit à l’extérieur, et avant tout aux Pays-Bas, pour gagner des soutiens à la cause de l’émergence du mouvement national.

 

[2], en un temps où les princesses javanaises ne voyagaient guère à l’étranger, Sri Woelan (surnom qu’Hélène reçut de ses amis javanais) fut longtemps la seule srimpi à pouvoir ainsi faire connaitre les danses de cour hors d’Indonésie. Le mot srimpi désigne à la fois certains types de danses et les danseuses qui les interprètent.

Publié dans Contes et légendes

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